Opinion de parue de Denis Ruysschaert, conseiller municipal vert, ville de Genève dans Le Temps du 4 mars 2021

L’idée d’un développement durable qui bénéficierait à toutes les parties prenantes, c’est-à-dire aux populations des deux pays concernés, se situe au centre de l’accord bilatéral entre l’Indonésie et la Suisse. L’huile de palme est le symbole même de cet accord. En effet, seul son mode de production certifié «durable» pourra être importé en Suisse, ce qui garantirait une production d’huile en Indonésie respectueuse des normes sociales et environnementales. Selon les acteurs qui soutiennent cet accord, inclure des critères de durabilité constituerait une belle avancée du droit international, bien que ceux-ci se retrouvent repoussés en annexe, sans effet contraignant. Pour les détracteurs, par contre, la certification se résumerait à un greenwashing, une manière d’engourdir les esprits sous un vocable éthéré et agréable pour tous.

Comprendre la tension apparemment irréconciliable entre les deux camps nécessite d’analyser cette certification à la fois dans sa signification et dans ses impacts pratiques.

Certification «durable»

L’idée d’une certification «durable» émane de la Roundtable on Sustainable Palm Oil (RSPO), une association regroupant les acteurs privés de la filière. La RSPO a été établie en 2004 par les multinationales occidentales particulièrement exposées aux consommateurs (par exemple, Unilever et Rabobank), alliées aux plus grands producteurs d’huile mondiaux basés en Indonésie et en Malaisie, en quête du marché mondial; une association environnementale, le WWF, a facilité sa création. Son objectif vise à améliorer les pratiques du secteur, ainsi qu’à éviter leurs risques de réputation liés aux critiques récurrentes visant les plantations de palmiers sur la déforestation, l’élimination de la biodiversité et les atteintes aux droits des communautés.

La RSPO a établi un standard global «durable» de production qui est un guide d’une centaine de pages constitué d’une série de principes économiques, sociaux et environnementaux liés à des critères et indicateurs. Les producteurs respectant le standard peuvent certifier leur huile «durable» via un auditeur privé accrédité par la RSPO qu’ils rémunèrent; les entreprises de l’agrobusiness achetant cette huile peuvent labelliser leurs produits finaux «huile de palme durable».

Dans la RSPO, la «durabilité» n’existe donc pas en tant que telle. Elle constitue la mise en application du guide qui résulte d’accords consensuels entre les membres issus de cycle de négociations sur cinq ans, la dernière entérinée en 2018. Cette approche de la durabilité à travers la certification pose trois difficultés concrètes. Tout d’abord, le producteur porte toute la charge de la preuve. Il doit payer l’ensemble des coûts élevés de la certification (environ 5 à 10 dollars/tonne) et doit établir un système de gestion administrative élaboré pour suivre ses indicateurs.

 

En conséquence, seuls les grands producteurs cherchant l’accès au marché mondial ont les moyens de se certifier, alors que les petits producteurs indépendants (paysans qui cultivent 50 hectares ou moins sur leur propre terre) se retrouvent exclus: ces derniers produisent moins de 1% de toute l’huile certifiée en Indonésie. Ensuite, cette approche de la durabilité vue comme un processus d’amélioration continue omet que ces plantations «durables» ont majoritairement été prises sur des terres forestières riches en biodiversité il y a trente ans.

Deux visions s’affrontent

Elle perpétue aussi la division artificielle entre la conservation et le développement. Ainsi, en Indonésie, 2,1 millions d’hectares de palmiers à huile ont été certifiés, alors que moins de 5% des surfaces certifiées (98 000 ha) ont été allouées à la conservation de la biodiversité. Ces îlots forestiers dans cette mer de palmiers ne sont ni écologiquement viables ni intégrés dans un réseau d’aires protégées, nécessaire pour leur gestion à long terme. Enfin, et surtout, cette perspective d’une filière de la durabilité maintient les inégalités sur la chaîne de valeur et oublie le contexte local. En ce sens, elle exclut les demandes fondamentales persistantes des populations locales. Pour elles, la «durabilité» signifie à la fois l’intégration de ces plantations dans un territoire socioécologique plus large et l’obtention d’une part bien plus juste et équitable des bénéfices issus de l’huile de palme.

La bataille sur l’accord commercial Indonésie-Suisse est donc fondamentalement celle de deux visions de la durabilité. L’une est comprise comme un processus évolutif de standardisation et d’uniformisation des pratiques vers plus d’intégration de l’agrobusiness mondial et la création d’un «territoire transnational». L’autre se souvient de l’histoire, exige de s’adapter à l’écologie des territoires particuliers et assure un bénéfice prioritaire aux populations locales concernées.